Au-delà des fantasmes que génère le groupe d’hacktivistes le plus connus de la planète, Ere Numérique est allé à la rencontre des membres du collectif Anonymous. Bienvenu dans l’envers du décor, de l’autre côté de l’écran.
Cet article aurait dû débuter autrement, mais l’actu en a décidé autrement. Merci à M. Barbier d’avoir flingué mon intro. Toujours est-il qu’aujourd’hui, Anonymous est un collectif qu’il n’est plus nécessaire de présenter… ou plutôt si, justement. Quand on regarde la presse, force est de constater que s’en tenir au fantasme et à la caricature aux traits plus forcés encore que ceux du masque de Guy Fawkes, c’est une recette payante. Anonymous, c’est un groupe d’anarchiste sur Internet, un point c’est tout. Ça fait peur à madame Michu et s’en tenir là c’est s’assurer d’une audience suffisamment large pour justifier que l’on n’aille pas plus loin. Parfois on se lâche aussi dans les médias. On se risque à une comparaison peu inspirée avec Al Quaida, une image anxiogène parlante pour le téléspectateur lambda. D’ailleurs, il y a une moustache sur le masque. Si ce n’est pas la preuve d’une volonté de nuire, je ne sais pas ce qu’il vous faut. Sur d’autres médias encore, on décrit ce groupe comme un ramassis de jeunes oisifs qui volent leur musique et leurs films avec la connexion Internet de papa et qui se sentent pousser une âme de justicier sous le couvert d’un anonymat tout relatif…
Bref, j’ai fait du buzz en insultant Anonymous
L’intervention en début de semaine de Christophe Barbier sur i-télé est assez symptomatique du peu de cas que font les médias traditionnels du collectif en particulier et d’Internet en général. On insulte, on provoque, on termine par un « on est blindé, on les attend » qui s’annonce déjà comme la formulation 2.0 du « je vous demande de vous arrêter » de Balladur. Et la réaction ne s’est pas fait attendre. Ce lundi en fin de journée, le site de l’Express était brièvement en berne suite à une attaque Ddos, une situation bien embarrassante pour le collectif, qui prétend défendre la liberté de la presse.
Evidemment, devant la qualité journalistique d’une telle intervention, on reste sans voix. Et d’ailleurs, le billet posté par la rédaction dès la remise en état du site suinte l’embarras autour de la diatribe. Etait-ce une raison pour attaquer le site ? Certainement pas. C’est évidemment inadmissible. Mais si le site a bien été attaqué, il semble que le collectif se désolidarise de l’événement en publiant un démenti via l’un de ses canaux de communications sur twitter, @Anonymous__fr. Info ou intox ? Difficile à dire, mais le fait que le site de l’express soit désormais en ligne alors que celui de Vivendi.com était toujours à terre nous laisse penser qu’effectivement Anonymous ne s’est pas franchement acharné sur l’Express. Mais le résultat est là. Non seulement, l’image du collectif en ressort ternie, mais surtout, c’est un buzz bon marché pour M. Barbier. En ce qui nous concerne, nous sommes allé à la rencontre d’Anonymous, histoire de parler à ceux qui écrivent leur page de l’Histoire en général, et de celle du Net en particulier, n’en déplaisent à certains.Lancé en 2006, notamment sur 4Chan, le collectif Anonymous prend rapidement une tournure politique ou du moins citoyenne en s’impliquant dans la défense des libertés, en particulier sur le Net. Chez Anonymous, on se défend de faire de la politique. Pourtant l’idéologie sous-jacente fleure bon l’anarchisme, canal historique. Ici pas de chef, tout le monde peut proposer des attaques, des manifs, y participer ou pas. On connaît des guildes sur World of Warcraft qui sont moins permissives. Il n’y a pas d’organe central, tout est déporté sur les machines des utilisateurs, de l’activisme peer to peer en quelque sorte… Et chacun est anonyme.
Le vengeur masqué ?
Dans diverses manifestations, aux Etats Unis et en Allemagne en particulier, ceux qui se revendiquent d’Anonymous apparaissent rapidement masqués, dès 2008, sous les traits de Guy Fawkes, terroriste anglais du XVI-XVIIème siècle connu pour sa tentative ratée d’attentat contre le palais de Westminster. C’est surtout le film « V for Vendetta », basé sur la bande dessinée d’Alan Moore et David Loyd qui a popularisé le personnage, au point qu’aujourd’hui, c’est un best-seller. Howard Beige, directeur d’une usine de fabrication de masques aux Etats Unis, déclarait au New-York Times en août dernier en vendre plus de 100 000 par an, loin devant ses franchises Star Wars. Depuis, ledit masque a doublé de prix.
Petite histoire de la guérilla en ligne
Très rapidement, le mouvement prend de l’ampleur et le groupe s’oriente vers les actions en ligne, notamment en faveur de la liberté de circulation des informations… de toutes les informations. En décembre 2010, une attaque d’ampleur est lancée contre Mastercard, accusé de bloquer les dons au célèbre Wikileaks. Puis le groupe se fait remarquer par son soutien aux activistes des pays qui censurent le Net et s’implique à sa manière dans le printemps arabe. En 2011, c’est au tour de Sony de faire les frais d’Anonymous pour avoir poursuivi deux hackers. Depuis début 2012, c’est carrément le festival, avec les opérations Black-out et Megaupload. Les sites tombent les uns après les autres, qu’ils soient étatiques (justice.gov, elysee.fr) ou commerciaux (Universal Music, Vivendi.com, etc.). Et visiblement, la tendance n’est pas prête de s’inverser.
Entrer en contact avec des membres d’Anonymous est relativement simple. Recueillir leur propos, c’est une autre paire de manche et d’ailleurs, il est toujours difficile de confirmer qui fait quoi. Le point d’entrée pour nous a été un compte Twitter qui après une semaine de discussion a bien voulu nous guider dans nos démarche. Direction Anonops.li et les différents canaux IRC qui s’y trouvent associés quand ils fonctionnent. Une fois connecté, c’est retour vers le futur, direction les années 90. On se retrouve dans un chat en ligne de commande avec des centaines d’individus sur les canaux les moins fréquentés. Etonnamment, le canal #francophone est plus pro que la moyenne, surtout le week-end. Chez les anglophones par exemple, les propos ne sont pas bien différents d’un forum à troll lambda. Sur le canal francophone, on semble s’activer. Certains traduisent ou sous-titrent des vidéos. D’autres proposent des cibles, un peu partout sur la planète. Des sites iraniens, américains, français défilent et dans certains cas, une action est tentée, en plus des opérations #op spécifiques en cours. Contrairement à la croyance qui veut qu’Anonymous soit un ramassis d’adolescents boutonneux, on y croise différentes couches sociales : ouvriers, étudiants, cadres. Tous ne participent pas activement aux attaques. Certains participent par exemple aux efforts de communication, à la relecture des infos diffusées dans la presse, etc. Souvent le canal prend la forme d’une hotline pour paramétrage de serveur proxy.
Le bras armé
Interviewer ceux qui participent activement aux attaques n’est donc pas choses aisée. Celui qui a choisi comme pseudo Myabi a changé deux fois de nom pendant notre entretien, par peur d’être reconnu à l’extérieur peut-être mais aussi par peur d’être reconnu sur le canal si les choses devaient mal tourner. D’une manière générale, la méfiance règne et il faut se faire accepter. Quand on voit comment la presse traite le sujet, on ne peut pas franchement leur donner tort. Myabi s’est mis au service de la cause relativement tôt, dès les attaques contre la scientologie, mais plus récemment, il a participé à l’opbelgium contre Arcelor Mittal. « Arcelor a viré des employés car, soit disant, ils ne gagnent pas assez d’argent. Avant d’officialiser une Op, on cherche des infos. Or Arcelor Mittal est la 79ème entreprise la plus riche du monde. Ils font beaucoup de bénéfices et paient peu d’impôts en Belgique. Ils veulent virer des gens pour en payer d’autres dix fois moins chers ailleurs et gagner encore plus. » En effet, si le champ d’action est souvent lié de près ou de loin au Net, les revendications ne sont pas toujours liées au piratage des films, n’en déplaisent à certains. Interrogé sur les risques de récupération politique, Myabi balaye l’argument. « Anonymous est contre la politique et donc Anonymous ne sera jamais un parti politique. ».
Dans la pratique, certaines attaquent ne requièrent pas de grande connaissances informatiques, une fois le problème de sécurité résolu évidemment. « je participe au Ddos et au deface. Pour le Ddos (Distributed Denial of Service, NLDR) une heure et donnée, un canal aussi. Lorsqu’il est l’heure, tout le monde envoie ses requêtes sur le site ou l’adresse IP visée et en moins de 2 minutes le site est down ». nous déclare Myabi. Pour le Deface, c’est plus compliqué. Il s’agit de changer l’apparence d’un site web en utilisant une technique dite d’injection SQL. Pendant notre interview, le site vivendi.com ressemblait à ça.
Depuis, il est toujours en convalescence. Anonymous semble composé en réalité d’une minorité de hackeurs pur et dur, la plupart des attaques se font via des outils de Ddos, des « ddoseurs », pour reprendre la terminologie de Myabi. Les plus connus et les plus simples à utiliser sont LOIC et HOIC, pour Low/High Orbit Ion Canon, tout un programme. Il s’agit de petits programmes très simples : on rentre l’adresse IP ou l’URL et le système envoie des requêtes en permanence. Multipliez cela par le nombre d’Anonymous et vous saturez l’accès au site pour les utilisateurs lambda. Attention toutefois, mieux vaut éviter d’aller les chercher via une recherche Google, c’est l’infection garantie.
La voix au chapitre
La sécurité est une question clé parmi les membres. « Normalement, nous ne risquons rien. » nous déclare un utilisateur. « Il y a plusieurs niveaux de protections selon les ressources de chacun. Les solutions VPN/Proxy gratuites sont considérées comme peu fiables. Mais avec une solution payante, on estime pourvoir atteindre une sécurité fiable à 90%. Il est aussi recommandé d’attaquer à l’étranger et pas localement. Ca rend les choses plus compliquées et le partage d’information entre états embrouille les choses, bien entendu » Cet utilisateur a choisi le pseudo d’Anonymous… évidemment. Il a 28 ans et prépare actuellement un livre sur le mouvement, qu’il espère pouvoir publier dans quatre mois. Par quel canal ? Il ne le dit pas. On peut dire que c’est l’un des scribes du mouvement, s’il y avait une répartition des tâches. Pourquoi a-t-il rejoint le mouvement ? « Pour défendre principalement la liberté, d’expression en particulier, mais toute forme de liberté en général. Nous vivons une époque où les restrictions excusées par la crise sont énormes, c’est le niveau de misère ou de mal-être qui a créé Anonymous. Anonymous est en quelque sorte l’enfant de la mauvaise gestion des choix politiques effectués ces dernières années.»
Communication en temps de guerre
Même son de cloche chez Darkknow. « Je milite pour mes droits, et j’en suis fier. Je ne me cache pas, j’assume entièrement et publiquement mes actions ». En effet, Darkknow, 18 ans, étudiant en chimie appliqué, est moins anonyme que les autres. S’il ne prend pas part aux attaques en cours, il joue en quelque sorte le rôle des relations presse d’Anonymous dans certains cas. « Les DDos c’est bien, mais il y’a aussi les aspects plus communicatifs : faire circuler les vidéos, répondre aux journalistes, articles, communication dans les médias, etc. », un vrai attaché de presse 2.0 en quelque sorte. Pourquoi il a rejoint le mouvement ? « Suite aux multiples tentatives gouvernementales de contrôler Internet comme ACTA, SOPA, PIPA, Hadopi, Loppsi, ainsi que les attaques envers Wikileaks. »
Dans la pratique, les attaques ne sont pas imposées. Parfois il y a un vote sur le choix d’une cible, mais pas forcément. « Quelqu’un propose une attaque, argumente en faveur de celle-ci, et le vote se fait indirectement, c’est à dire que si le serveur tombe, l’attaque a été « accordée » par les Anonymous, c’était le cas par exemple pour l’attaque sur warnerbros.com ». Et en effet, sur le canal dimanche soir, un nombre important de cible potentielles sont passées, en marge des #ops officielles.
Si l’opinion commence à avoir des sentiments mitigés contre les actions du groupe, ce n’est pas forcément à cause du sensationnalisme dans les médias à leur propos. La divulgation l’année dernière d’une liste d’adresses IP de pédophiles présumés n’a pas fait l’unanimité au sein du groupe. Si le groupe est humain, le risque d’erreur existe pensent tout de même certains sans prendre en compte le fait qu’une justice réelle ne peut s’exercer sans que le condamné n’ait droit à une défense. Darkknow se veut rassurant. « Nous vérifions et revérifions nos informations avant publication, rien n’est fait au hasard. Le problème, c’est que passer par les voies conventionnelles et légales prends trop de temps, sans avoir de certification quant au verdict. Là, nous sommes sûrs que notre sanction est appliquée. Nous, quand on décide d’une attaque, c’est fait dans la journée. Et Quid des gouvernements ? Quand un gouvernement lui-même viole les droits de l’homme pour créer une loi et l’appliquer pour des motifs économiques ? Que faire, de manière légale contre ça ? ». Notre précédent interlocuteur, Anonymous le bien-nommé, s’inscrit au contraire en faux contre cette démarche. « Je suis contre. On ne fait pas de mal aux gens. Anonymous puise sa puissance dans le fait qu’il s’agit d’une communauté abstraite autour d’un symbole et je déplore pour le moment ce type d’attaque. C’est la force et la faiblesse d’Anonymous. »
Et que penser d’une nébuleuse comme Anonymous qui s’attribuent à la fois le rôle de parti, de juge et d’exécuteur ? Une méthode qui fleure bon le totalitarisme sur les bords ? Sans doute. Nos interlocuteurs mettent ça sur le compte des circonstances et le sentiment d’être en guerre permanente avec le système en place qui prédomine. « Je pars du principe que nous sommes comme les résistants durant l’occupation. » nous déclare Darkknow. Pour notre Anonymous, « Tout mouvement provoque des réactions mitigées. La seule question qui anime ou en tout cas doit animer un Anonymous est : Pour quelle raison je fais ça ? A partir du moment où j’estime que les gouvernements du monde s’attaquent à nos libertés, je choisis en tant que personne libre d’agir pour préserver ma liberté. »
Anonymous : « Expect us »
Approcher des gens du collectif Anonymous n’a pas été chose facile. En trouver qui acceptent de parler a été encore plus délicat et nous tenons à remercier nos interlocuteurs de leurs efforts. Au travers de ces interventions, il est intéressant et rassurant de constater que loin de constituer un bloc uniforme de gens interchangeables, les membres du collectif gardent une approche très personnelle et des avis qui tranchent par rapport au discours ambiant, faisant du même coup s’éloigner le spectre de l’organisation paramilitaire zélote aux ordres d’un grand vizir invisible que l’on veut bien nous vendre au 20 heures. Il n’en reste pas moins vrai qu’en tant que groupe, Anonymous tient plus de l’essaim de frelon que de la fourmilière. La vitesse de déploiement de leurs attaques est effrayante et malgré toute la bonne volonté de certains, des dérapages existent et continueront sans doute d’exister.