Partager la publication "Impossible Project : la terrifiante fascination pour la photo instantanée"
Dans notre plongée dans les profondeurs du hipsterisme, on a fait de notre mieux pour repousser cet instant. Mais nous voici au bord du gouffre. Il faut y aller. Quelque part entre les Pays-Bas et l’Allemagne, des fous-furieux incroyablement organisés commercialisent des appareils instantanés reconditionnés et font tourner une ancienne usine Polaroïd à raison d’un million de clichés par an. Attention : vous n’en ressortirez pas indemnes…
Prostré dans un canapé Chesterfield de récup au bout de sa vie qui trône au milieu de son loft de béton brut du bas-Montreuil, de Schaerbeek ou de Belfast, le hipster contemple depuis un certain temps sans le voir un verre à demi-siroté de Cuba-Libreizh (rhum cubain, citron vert bio équitable / Breizh cola) au son crasseux de l’album El Camino des Black Keys, format 33 tours, cela va sans dire. S’il en est là dans son existence, notre hipster favori, c’est parce qu’il se pose essentiellement deux questions. La première : faut-il qu’il continue à utiliser ce satané vélo à pignon fixe ? Il s’est cassé la gueule environ 35 fois cette semaine et on n’est que Mardi. C’est douloureux et ridicule. C’est même plus ridicule que douloureux et vue la consommation mensuelle de mercurochrome, ça en dit long sur les profondes blessures de son amour propre. La deuxième question qui l’angoisse, c’est : que vont donner les instantanés qui sont en train de se mûrir dans le plus sombre placard de l’appartement, au fond d’une boite hermétique, depuis une bonne trentaine de minutes. Mais que diable peut-il bien se passer dans ce foutu placard ?
Le « Christine » de la photographie
Alors il n’y tient plus. Il se lève d’un bond, culbute son verre de rhum à bulle qui se répand sur le formica vintage de la table basse et le voici face au placard de l’effroi… Que faire ? Quel drame photographique est en train de se jouer à l’intérieur ? Comme un démineur ouvrirait la porte d’un cabanon abandonné du maquis Corse, il tire délicatement à lui l’abattant du placard et jette un œil inquiet dans l’embrasure. Oui, il a l’air d’un dangereux maniaque, là, à quatre pattes dans sa cuisine, il le sait mais il s’en fout. Tout cela n’a plus aucune importance, depuis qu’il a acheté cet appareil photo maudit. Il ressort du placard magique une poignée de tirages carrés à bord bariolés. « Doux Jésus ! Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ? C’est moi qui ai fait ça ? » S’écrit-il en s’affalant sur le sol. Sur le béton ciré s’étalent des clichés aussi improbables qu’inquiétants et pourtant étrangement fascinants. Des enfants fantomatiques en robe de chambres, à la tête évanescente, des femmes en marinière qui dansent telles des succubes dans un flou de flammes noirâtres, des clichés couleurs en direct des années 70, sortis d’une quelconque machine à remonter le temps, des rails de chemins de fer disparaissant sous l’épais matelas cotonneux de la saturation des sels d’argent… Comment a-t-il pu en arriver là ? Que s’est-il donc passé la veille ? La veille ? C’est simple : il a acheté un appareil photo instantanée The Impossible Project. L’appareil photo est clairement hanté, sans le moindre doute possible. Le polaroid en 2015, c’est le « Christine » de la photographie, et vous ne vous en sortirez pas si facilement…
A l’Impossible nul n’est tenu, sauf vous
Octobre 2009. Un an après la fermeture de l’usine Polaroid d’ Enschede, aux Pays-Bas, Florian Kaps et André Bosman fondent « The Impossible Project », une entreprise qui a pour ambition de sauver la photographie argentique format Polaroid. Mais il n’est pas simple de relancer une usine essentiellement chimique en Europe et aux problèmes de brevets s’ajoutent aussi les contraintes écologiques qui font que, désormais, certaines recettes ne sont tout simplement plus applicables. Aussi, la photo instantanée à la sauce « Pola » de 2015 n’a que peu de choses à voir avec les clichés d’antan. Et la réaction des tirages à la lumière induit chez l’utilisateur un comportement qui aurait justifié il y a quelques années un internement de force dans une unité psychiatrique pour déséquilibrés dangereux. En effet, les tirages Impossible Project restent sensibles à la lumière à la sortie de l’appareil. Ils sont normalement protégés du soleil par une langue de grenouille (ou Frog Tongue en anglais dans le texte) qui recouvre temporairement les images, mais ça ne suffit pas. Il faut les mettre à l’abri de la lumière pendant toute la durée du développement : entre 30 et 40 minutes ! L’instantané en 2015 est tout sauf instantané. Cette lenteur de développement est tout simplement liée à la différence de chimie entre les polaroids Impossible Project et les anciennes cartouches. On prend une photo, puis rapidement on s’en saisit, on la met dans une boite hermétique et on court vers le placard le plus proche pour les protéger de la lumière. Les premières secondes sont cruciales si vous ne voulez pas voiler la photo. Certains utilisent des chiffons supplémentaires, scotchés à même l’appareil, pour protéger leurs tirages dès la sortie de l’appareil. Si vous êtes en déplacement, un livre peut faire l’affaire mais il ne faut pas trop appuyer non plus sur les tirages. Sur YouTube, on trouve des gens qui ont tout un tas d’astuces plus délirantes les unes que les autres pour accélérer le développement, comme par exemple, plonger les tirages dans l’eau à 70°C très précisément. Mais comme vous allez déjà passer pour un déséquilibré avec cet appareil, franchement, on vous déconseille d’emmener une bouilloire.
Choisir son appareil photo
Avouons-le, malgré des difficultés énormes, et des risques sans précédents pour notre santé mentale, on a quand même réussi à dompter plus ou moins l’appareil et les films et si l’aventure vous tente, il y a vraiment moyen de bien s’amuser avec. Vous avez le choix entre acheter un appareil photo reconditionné Impossible Project ou plonger dans les tréfonds du Bon Coin ou d’Ebay pour exhumer un appareil d’occasion à l’état variable. On a fait les deux, pour être bien sûr. Concrètement, le meilleur appareil Polaroid à ce jour reste l’un des plus anciens et pourtant l’un des plus évolués : le SX-70. Produit à peine pendant 10 ans, le SX-70 disposait d’une visée reflex et d’une mise au point manuelle. On le trouve encore aujourd’hui reconditionné chez Impossible Project, mais il vous coûtera 350 euros. C’est tout de même beaucoup.
J’ai bien tenté d’extorquer la somme au directeur des rédactions d’Ere Numérique, de lui expliquer que la chose la plus raisonnable à faire en 2015 était de claquer 350 euros dans un appareil photo complètement dépassé mais il a esquissé un geste vers le téléphone, sans doute pour appeler les urgences psychiatriques, aussi, je n’ai pas insisté. Si comme moi vous n’avez pas ni l’envie, ni les moyens, ni un directeur compréhensif, pour investir autant dans une antiquité. Vous pourrez acheter un appareil style 80’s ou style 90’s. Et c’est là que l’expérience Impossible Project commence à virer à l’étrange. En effet, quand vous achetez une de ces boites (130 euros environs)… vous ne savez pas quel appareil se trouve à l’intérieur ! C’est la loterie ! Si votre revendeur est sympa, il en a peut-être un d’ouvert et vous pourrez choisir. Nous, on est tombé sur un modèle 636 dans une boite année 80.
Les modèles années 90 sont à peu près aussi performants mais leur look fait plus penser à des jouets qu’autre chose. Enfin, sachez que vous pouvez aussi trouver les appareils Spectra, mais attention, le format d’image est plus larges, le flash n’est pas débrayable et il y a moins de choix en pellicules. On vous conseille plutôt une série 80’s donc, si l’aventure vous tente.
Shooter avec un Polaroïd 636 : l’angoisse du débutant
Mais revenons à notre Polaroïd 636. Très franchement, la remise en état d’Impossible Project est plus qu’honnête. La marque a remplacé la fameuse « frog Tongue » à l’avant, la lanière à l’arrière, les viseurs sont propres, exempts de rayures et les commandes répondent parfaitement.
Les commandes sont simples : il y le déclencheur avec flash en bleu, enfilé sur l’autre déclencheur sans flash :
On trouve aussi la position de la mise au point. Il s’agit d’une focale fixe, mais on peut indiquer si le sujet est proche ou loin. Et sous le viseur, on trouve une compensation d’exposition à réglette. Et c’est tout.
La voie de l’occasion
Histoire de comparer, on est allé chercher dans notre quartier un polaroid d’occasion. On est tombé sur ce rigolo Polaroid 2000, sorti en 1976, pour 10 euros, d’une époque où il était apparemment encore sensé fabriquer des appareils photos aux Etats-Unis (c’est marqué sur la boite).
D’apparence, l’appareil est plutôt propre. Il n’a pas de flash mais est construit partiellement en bakélite, érigée au rang de matière noble par tout hipster qui se respecte face au vulgaire PVC.
Il dispose en outre d’un raffinement certain : une bague de mise au point manuelle, qu’il faut régler de façon pifométrique, ce qui fait que l’appareil est plutôt à utiliser pour le paysage.
A priori, on peut se dire qu’il faut être crétin pour investir 130 euros dans un appareil reconditionné quand on peut trouver la même chose pour 10 euros. Pourtant, il y a deux différences. La première c’est l’état des rouleaux. Lorsque la photo est expulsée de l’appareil, deux rouleaux pressent un réactif chimique contenu dans le film sur la surface du cliché. Si ces rouleaux ne sont pas bien parallèles, ce qui est fréquent sur les engins qui ont vécu, il y a des traces sur le cliché. Le centre est surexposé par exemple et c’est ce qui s’est passé avec ce modèle. La seconde, c’est le calage. A l’essai, les films Impossible Project se sont révélés beaucoup plus sensibles et même en compensant à mort, il a été impossible de tirer une image correctement exposée en plein jour du modèle 2000. Certains utilisateurs ont recours à des filtres à densité neutre pour assombrir l’image. Voilà donc la différence essentielle entre l’occasion et le reconditionnement.
Des cartouches étranges
Techniquement, il faut reconnaître à Polaroid des choix techniques super-bizarre, même à l’époque. Par exemple, l’appareil photo n’a pas besoin de pile. Et pour cause : il y a une pile dans CHAQUE cartouche, ce qui ne facilite pas non-plus la baisse de prix. Une cartouche de 8 clichés se négocie entre 19 et 21 euros !
Quel que soit l’appareil choisi, vous avez le choix entre la couleur et le noir et blanc. Nous avons obtenu les meilleurs résultats en noir et blanc. En dehors du fait que les films couleurs Impossible Project ont un rendu qui aurait justifié dans les années 80 un retour en garantie de l’appareil et un tabassage en règle du vendeur, il est extrêmement difficile d’avoir des tons chair naturels avec ces films, avec ou sans flash. On vous le disait en intro, l’appareil est possédé, il fait un peu ce qu’il veut.
En noir et blanc, en compensant assez fortement l’exposition à la baisse, on arrive à faire des choses beaucoup plus intéressantes.
Les clichés en extérieurs restent un défi à plus d’un titre. D’abord, les pellicules sont très sensibles et nous avons dû compenser à fond, sans flash pour tenter d’exposer un cliché plus ou moins correctement, sous le ciel bas de l’hiver flamand. C’est dire si les Pola sont sensibles :
The Impossible Project : pour public averti et croyant
Alors faut-il acheter un appareil photo Impossible Project ? Difficile à dire. La combinaison appareil photo / films à la chimie improbable rend l’expérience unique, difficile à prédire… mais pas forcément aléatoire. Si c’est la couleur qui vous intéresse, on ne saurait trop vous conseiller de passer votre chemin, et d’aller voir ce qui se passe chez Fuji, avec des engins comme le Fuji Mini 90 ou l’imprimante Instax Share SP-1. Fuji dispose aussi de formats de carte beaucoup plus grand que les minis, moins chers et qui se révèlent en quelques minutes sans précautions préalables. C’est simple, efficace, et direct. Maintenant, ce n’est pas du Polaroid et il n’y a pas de noir et blanc. Le format carré offre un cadrage beaucoup plus franc et le rendu noir et blanc des cartouches Impossible Project est vraiment sympa une fois que l’on a compris qu’il fallait compenser l’exposition, surtout avec le flash. Bien sûr, il faut attendre 40 minutes de développement, c’est ridicule, pas du tout instantané, et ça va complètement à l’encontre de la gratification photographique instantanée, numérique ou non. Reste que le prix des cartouches est affolant : 2,5 euros le cliché. C’est absurdement élevé et on vous conseille de guetter les promotions si l’aventure vous tente. En ce qui nous concerne, on n’exclue pas de racheter des films de temps à autre et même si c’est complètement déraisonnable, il y a tout de même une certaine magie à disposer d’un tirage papier immédiat. Ça plait particulièrement aux gosses, même à ceux qui ont été élevé à grand coups de tablette numérique. Essayez, vous verrez. En outre, si vous voulez faire de l’argentique en noir et blanc, il n’y a plus beaucoup de solutions qui s’offrent à vous.
Ah oui, pour ce qui est de notre hipster de tout à l’heure, n’ayez pas d’inquiétude : selon nos sources, il a arrêté le vélo et se concentre sur sa nouvelle passion pour le cuba-libreizh. Il en reste encore plein à descendre, plein…